Entretien. Jussié : "Bordeaux a le cancer, et tant que ces gens-là ne partiront pas, il restera dans le coma"

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WebGirondins : Jussié, même si vous n’êtes plus Girondin, vous êtes resté Bordelais, notamment dans le cadre de votre reconversion. Racontez-nous…
Jussiê : Mon contrat avec les Girondins s’est terminé en 2016. Et puis, dans la foulée, j'ai arrêté ma carrière un an plus tard. J'avais déjà une connexion avec le monde du vin à l’époque. J'avais déjà plus ou moins préparé ma retraite. Dans la foulée, j'ai entamé un projet dans le vin. Je suis toujours lié avec la France, avec Bordeaux où j’habite, même si je fais des déplacements réguliers au Brésil et dans toutes les régions viticoles françaises.
Comment on se retrouve dans le vin quand on a été footballeur toute sa vie ? Tous les joueurs qui ont porté le maillot de Bordeaux ne continuent pas dans le vin après leur carrière !
C’est le fruit du hasard. Surtout qu’au Brésil, ce n’est pas comme en France. Le vin, ce n’est pas dans l’alimentation normale, c’est de l’alcool à part entière, alors qu’ici, ça fait partie du repas. Chez nous au Brésil, on n'a pas encore cette coutume du vin. C’est vraiment quand je suis arrivé à Bordeaux que j'ai découvert tout ça. Le président de l'époque, c'était Jean-Louis Triaud, qui avait une énorme connexion avec les châtelains, les propriétaires de vins à Bordeaux. On faisait régulièrement des événements autour du vin, que ce soit au Haillan, avec des partenaires... C'est vraiment à Bordeaux que j'ai tout de suite compris l'importance qu’a le vin dans la société française et mondiale.
"On est trois associés et 90 personnes dans la société"
Il y a une marge entre se mettre à apprécier un produit, un milieu, et en faire son métier. Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans cette aventure ?
J'ai été piqué, parce qu'en fait, le vin, ce n'est pas simplement une boisson, il y a une culture, une histoire et surtout des hommes et des femmes derrière, avec eux aussi, chacun leur histoire. La plupart du temps, ce sont des histoires de famille. Une fois que j'ai été piqué, j'ai plongé là-dedans, et petit à petit, c'est devenu ma passion. Je n’ai pas envisagé dès le départ d’en faire mon projet après le foot.
Même une fois que j'ai commencé à aimer le vin et à me connecter avec les gens du milieu, à avoir cette connexion, à m’éclater. Je me suis posé des questions quand j’ai eu plus ou moins 30 ans. La réponse logique, c'était de continuer dans le foot. Mais plus le temps passait, plus j'avais envie d'autre chose. Et le vin, c'était la réponse à cette question-là. Sauf que je n'avais pas cette réponse-là. C’est en discutant avec un ami amateur de vin au Brésil pendant les vacances qu’il m’a suggéré de faire un business avec le Brésil, d’importer du vin français là-bas. Mais le Brésil, c'est très compliqué. Ce n’est pas un marché mûr pour le vin. Tu as beaucoup d'impôts, de taxes, de bureaucratie, donc c'est très compliqué.
Il fallait d'abord que je m'entoure des bonnes personnes au Brésil. Sur le moment, j’ai dit non, mais la graine était déjà plantée et petit à petit, je me suis fait un réseau dans le milieu du vin au Brésil et ça a été la suite logique après ma carrière. Notre société est basée au Brésil, on distribue dans tout le pays majoritairement des vins français. 90% du portefeuille, ce sont des vins français. On est trois associés et 90 personnes dans la société.
90 personnes !
Oui parce qu'en fait, on maîtrise le processus de A à Z. Alors, il faut du monde pour la logistique, la partie commerciale, l'administratif, le marketing… C'est une équipe assez importante. Mes associés sont là-bas, et moi ici. Je gère la partie prospection et logistique aussi pour envoyer les vins français au Brésil. C’est pour cela que je parcours plus ou moins toute la France viticole aujourd'hui, pour trouver des bons vignerons qui puissent faire partie de notre sélection.
Évidemment, à consommer avec modération !
(Il rit.) Toujours, toujours.
Tout ça, c’est bien beau, mais à un moment, il va falloir parler des choses qui fâchent. C’est vrai que vous préférez le Bourgogne au Bordeaux, vous, l’ancien Girondin ? Sacrilège !
(Il éclate de rire.) Alors, il faut se dire que le palais, il change. J'ai démarré dans le vin par le Bordeaux, forcément, puisque je vis ici. Ça a été une belle base, j'ai pu goûter des choses merveilleuses. Et puis, petit à petit, une fois que tu es piqué, ça t'amène à la curiosité d'aller chercher d'autres choses, d'autres régions, d'autres vignerons. Pourquoi ils travaillent comme ça ? Pourquoi c’est aussi divers ? Pourquoi deux vins de même cépage à 200 mètres de distance sont différents ? Toutes ces questions-là. Ça m'a amené à la curiosité, et donc, oui, mon palais a changé. J'apprécie toujours autant les grands Bordeaux, mais c'est vrai qu'aujourd'hui, je suis plus vers la Bourgogne.
Avec cette entreprise, vous avez un pied au Brésil et un en France. Un résumé de votre vie, en quelque sorte, non ?
La moitié de ma vie, je l'ai passée en France. (Il réfléchit.) Non, j’ai même passé plus de temps ici parce qu’au Brésil, il y a eu des moments où je voyageais, je suis allé jouer au Japon (NDLR À l’âge de 20 ans, au Kashiwa Reysol). Cela fait longtemps que je suis ici. J'aime beaucoup ce pays, j'aime beaucoup la région. Garder ce lien avec le Brésil en habitant en France, pour moi, c'est superbe. Je suis forcé d’être ici parce que la connexion avec les vignerons, les fournisseurs, elle se fait plus simplement. C'est plus pratique pour les déplacements. Rester si proche de nos vignerons, c'est un bel avantage par rapport à nos concurrents au Brésil qui vendent du vin.
Être une partie ici, une partie là-bas, pour nous, c'est le modèle idéal. Alors oui, je suis brésilien, mais je me sens chez moi à Bordeaux. C’est pour ça qu'on y passe beaucoup de temps, on a beaucoup d'amis ici, de vrais amis. On a passé presque dix ans aux Girondins, avec des titres. On s'est construit une histoire. Dix ans, c'est quelque chose. Quand on est arrivé, on ne s'était pas dit qu’on allait rester dix ans. Ça s'est fait comme ça. Notre famille est ancrée ici, c'est une région qu'on aime beaucoup, une ville qu'on aime beaucoup, un pays qu'on aime beaucoup. Alors oui, ici, je me sens à la maison, clairement.
Vous venez de parler de titres. Vous avez beaucoup gagné dans votre carrière, Coupe de France, Coupe de la Ligue, championnat de France et même du Brésil. Le plus marquant, c’est lequel ? Le titre de 2009 avec les Girondins ?
Oui, oui, forcément, le titre de 2009. Je n'ai pas plus beau souvenir que ça à Bordeaux. Tous ces gens Place des Quinconces, dix ans après le titre de 1999. Cela a amené une telle joie, un tel espoir pour la vie du club à ce moment-là. Je me souviens d’un représentant du Virage Sud qui m’attrape et me dit ‘Maintenant, ce ne sera plus un titre tous les dix ans, ça sera un titre tous les ans !’’ On était dans cette vibe. On ne se sentait pas tout puissants, mais il y avait une telle cohésion, une telle énergie, c'était magnifique. C’est pour ça que le plus beau souvenir, c’est le titre. Cette communion, cette joie sur la Place des Quinconces, c’est un instantané qui restera dans ma tête toute la vie.
"Je n'ai rien à apporter aujourd'hui à ce projet. Et je n'en ai pas envie, vu qui est derrière"
Et la Coupe de France 2013 ?
J’ai appris ça dans le vin : à partir du moment où tu compares, il y en a un qui perd. Comparer le titre de champion à la Coupe de France ou aux Coupes de la Ligue, forcément, le titre de champion sera gagnant. Mais il ne faut pas dévaloriser les Coupes évidemment, il y a tout un processus pour arriver là aussi, et ça compte pour le club. Ça valorise tout le travail qui a été fait, les supporters sont hyper contents, nous aussi. Mais une Coupe de France, on ne va pas mentir, ça ne vaut pas un titre. Aujourd’hui, quand je croise des gens sur Bordeaux, ils me disent ‘’tu as été champion’’, ils ne me disent pas ‘’t’as gagné la Coupe de France’’ ou ‘’t’as gagné le Coupe de la Ligue’’ ! L’impact est plus important. Même si je suis hyper content d’avoir gagné des Coupes, hein !
À cette époque, Bordeaux était aux sommets, mais vous avez été l’un des premiers à sentir que ça n’allait pas durer. Vous avez déclaré dans une interview il y a sept-huit ans que Bordeaux n’était pas à l’abri de tomber, et qu’en foot, tout va très vite. Vous avez des dons de voyance ?
(L’air grave, tout d’un coup). Aujourd'hui, le foot pour moi, c'est à la télé. Mon énergie, ma tête, mes pensées sont destinées à ce projet dans le vin. Mais je ne peux pas m'empêcher de voir et de sentir ce qui se passe à aux Girondins. Forcément, j'ai un sentiment d'impuissance parce que je ne suis plus dans ce milieu-là et je n'ai rien à apporter aujourd'hui à ce projet. Et je n'en ai pas envie, vu qui est derrière ce projet. D'ailleurs, j'avais senti dès le départ que ça n’irait pas, même avant, quand il y a eu cette première vente de M6 à ce fonds d'investissement.
"Ce n'est pas le même club !"
Quel est votre sentiment sur la situation actuelle des Girondins ?
Le mot, c'est tristesse. Tristesse parce que… (Il ne termine pas sa phrase.) Écoute, entre ce que j’ai vécu à Bordeaux à mon époque et aujourd’hui, on dirait que ce n'est pas le même club ! C'est comme si c’était dans une autre vie. Voir comment est Bordeaux aujourd'hui… C'est le coma. Là, le club, il est dans le coma, quoi. Les gens qui sont derrière Bordeaux aujourd'hui, c'est une maladie. C'est pire qu’un cancer ! Tant que ces gens seront là, forcément, ça ne changera pas. Bordeaux sera toujours à l'hôpital avec cette maladie-là. Donc, le mot, c’est tristesse.
On vous sent particulièrement touché. Presque ému.
En fait, je n'arrive pas à trouver des mots parce que tout ce qui se passe aujourd'hui… (Là encore, il ne finit pas sa phrase, il reformule.) Je pense qu'il y a des gens qui ont tenté quelque chose (pour que le club aille mieux), mais il y a une barrière, une grosse barrière aujourd'hui, qui empêche que ça avance. Et franchement, je ne vois pas les choses changer, et je ne suis pas le seul à penser ça. Tant que ces gens seront là, ça ne va pas changer, d’accord ? C'est bien triste de voir un club comme Bordeaux, avec une telle Histoire, dans un tel état. Les Girondins, c’est un club mythique, historiquement dans le top 5 des grands clubs français. Comment on a pu laisser le club tomber si bas ?
Qu’est-ce qui vous avez fait tirer la sonnette d’alarme à l’époque ?
J'avais dit qu’il fallait faire attention parce que le foot, c'est une histoire de gestion, mais il faut aussi beaucoup d'amour. Ce n’est pas que du business. Il faut des passionnés, avec une idée claire, avec du temps. Je rigolais quand j'écoutais, je crois que c'était King Street. Ils disaient qu'ils allaient révolutionner en trois ans, cinq ans. Mais vous vous rendez compte ? Bordeaux, ça a plus de cent ans d'histoire. Qu'est-ce que vous allez révolutionner en trois ans ? Le constat, il est là, le mal est fait, ça ne sert à rien de se demander comment c'est arrivé, comment on en est arrivé là, on le sait tous. On a vu la chute.
Maintenant, il faut se poser les bonnes questions. Je ne peux pas aller plus loin dans mes réflexions parce que je suis ça de l'extérieur, je ne connais pas vraiment ce qui se passe là-dedans. Le constat, il est très simple, Bordeaux a un cancer. Je me répète, mais tant que ces gens seront là, Bordeaux sera malade. Et il le sera toujours malheureusement. L'avenir, pour moi, si ça reste comme ça, il est sombre. C’est flou.
Pensez-vous que le club peut tomber encore plus bas ? Qu’il peut disparaître, même ?
Tomber plus bas que ça, qu'est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a après l'enfer ? Je ne sais pas, mais il y a une chose que je tiens à dire, c’est un grand bravo aux supporters, aux gens qui vont au stade et tiennent encore cette flamme. Moi, j’ai peur que cette flamme, elle s’éteigne et qu’après, on soit dans le noir, qu’il n’y ait plus rien. Ici, j’ai vécu des moments magnifiques. Des bons, des moyens, des mauvais. Enfin, des mauvais, tout est relatif quand on voit ce qui se passe aujourd'hui !
Ce que j’ai vécu à Bordeaux, c'était magnifique, je ne peux pas l’effacer, mais je ne peux pas non plus effacer les gens qui étaient dans ce club, tous ces gens qui travaillaient au club. Cette famille. Quand je suis arrivé à Bordeaux, on parlait de famille. Des fois, on disait que c'était trop mou, pas très ambitieux. Mais oui, c'était une famille, on était tous là pour le club. Bien ou mal, on était là pour les Girondins, et quelque part, ça marchait. C’est pour cela qu’aujourd'hui, je suis ça de loin avec une certaine tristesse.
Vous seriez retourné au Brésil, vous verriez ça de loin. Mais, habitant sur Bordeaux, on doit vous parler sans cesse du club…
Forcément. Les gens me disent ‘’Ouah, notre Bordeaux…’’ Tout le monde est triste. Heureusement qu’aujourd’hui, il y a le rugby qui sportivement, tient la route pour la ville de Bordeaux.
Est-ce qu’à terme, l’UBB peut remplacer les Girondins dans le cœur des Bordelais ?
J’ai l'impression que plus le temps passe, moins les gens ont envie d'aller voir du foot à Bordeaux. Ils veulent se faire plaisir, dans une bonne ambiance, dans un stade plein. Alors, ils se mettent au rugby. Il faudrait que les Girondins de Bordeaux reviennent assez rapidement sur la scène. Déjà, qu’ils montent en National. Ça pourrait donner un coup de peps, quelque chose, un espoir aux gens.
Un élan.
Un élan, voilà. Un petit élan. Là, pour le moment, il faut faire le dos rond et puis repartir, quoi. Mais j'ai peur que tout ça, ça fasse oublier les Girondins de Bordeaux petit à petit. Le nom reste, l’Histoire du club aussi, mais bon, on ne parle plus beaucoup de Bordeaux, et quand on en parle, c'est toujours ‘’bah, c’est moyen’’. Ça rend un peu triste tout le monde. Les gens sont plutôt dans la pitié. Je pense que même les rivaux du club, ils viennent jouer à Bordeaux et ils se disent ‘’Punaise, c'est dommage qu'un club comme Bordeaux en soit là aujourd’hui’’… Ils ont raison, c’est tellement dommage qu’on en soit arrivé là.
Arnaud Tulipier
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