Girondins interview. Gernot Rohr : "Le président Lopez doit aussi faire des sacrifices"

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WebGirondins : Quand on vous a contacté pour réaliser cette interview, vous avez accepté avec enthousiasme, « d’autant plus si c’est pour parler des Girondins », avez-vous ajouté. Bordeaux, qu’est-ce que ça représente pour vous ?
Gernot Rohr : Bordeaux, c’est le cœur, et ça le restera. J’y ai joué pendant douze ans, et j’y ai passé neuf ans de plus dans l’encadrement. Forcément, ça laisse des traces.
Avant même de porter ce maillot, vous étiez déjà un habitué de la région…
J’y suis venu dès l’âge de 18-19 ans en vacances, au début des années 70. Mon frère étudiait en France. Il avait fait les vendanges sur Bordeaux, c’est à ce moment-là qu’il a découvert le Cap Ferret. Il m’a dit : « C’est un peu froid la Mer du Nord, viens avec moi, on va aller là-bas ! » Je l’ai suivi, on s’est fait des amis là-bas, et après, on venait toujours en vacances. J’allais même voir les Girondins. Quand on venait, en juin, souvent, ils avaient encore un match, alors on allait au stade.
Du coup, quand, quelques années plus tard (1977), Bordeaux vous a contacté, vous n’étiez pas en pays inconnu…
(Il coupe) D’autant que mon oncle, Oskar (Rohr), avait joué en France. Il a été le premier pro de l’histoire du foot allemand, champion avec le Bayern en 1932, mais il ne voulait pas des nazis. Alors, il s’est exilé avec son entraîneur qui était juif, d’abord en Suisse, puis à Strasbourg, où il a terminé meilleur buteur de première division, en 1937. Forcément, j’avais déjà un œil sur la France, je connaissais son football. Alors, quand Bordeaux a fait appel à moi, je n’ai pas hésité. J’étais déjà tombé amoureux de la région. Les Girondins de Bordeaux, ça restera jusqu’au bout mon club préféré.
Plus encore que le Bayern Munich ?
En plus de Bordeaux, il y a encore un peu de place dans mon cœur, elle est pour le Bayern, là où j’ai débuté, là où j’ai beaucoup appris au côté de grands joueurs (Beckenbauer, Gerd Müller, Breitner, Hoeness…) dont beaucoup ne sont plus là. C’est un club exemplaire, car il a toujours été géré par des footballeurs, il y a toujours eu un esprit familial. Les anciens joueurs n’ont jamais été oubliés, tout le monde reste par attachement au club. Un état d’esprit exemplaire règne là-bas.
« Les problèmes ont commencé quand le club est passé dans les mains de gens qui ne connaissent rien au football.»
Tout le contraire des Girondins aujourd’hui…
C’est devenu un problème à partir du moment où le club est passé dans les mains de gens qui ne connaissent rien au football. Les Américains, d’abord, dans une structure complexe où on ne savait pas trop qui faisait quoi, qui avait le pouvoir et décidait. On a eu l’impression qu’on était exploité par des étrangers, des gens qui ne sont pas forcément venus par amour de la région ou par passion du football. Et puis il y a eu une succession de choses, de propriétaires… On en arrive à un point aujourd’hui où c’est vraiment très très très très bas au niveau sportif. Les espoirs de retrouver rapidement le haut niveau sont au néant. La toute petite chance de repartir de l’avant, ça serait de monter cette année, mais il faudrait en même temps ouvrir les portes à des gens intéressés par le club. Forcément, il faut amener des fonds, un financement, mais c’est à monsieur Lopez de dire exactement combien il faut investir, que ce soit clair.
Il ne semble pas vouloir lâcher l’affaire… ni le club !
Il doit faire des sacrifices. On ne peut pas attendre de récupérer la monnaie qu’on a mise dans ce club quand on est arrivé en première division et qu’on tombe en quatrième. Tout cet argent n’a servi à rien, finalement. Oui, à un moment donné, il faut qu’il fasse lui aussi des sacrifices.
Vous parlez de tout ça entre anciens des Girondins ?
On en parle, oui. J’ai vu récemment Marius Trésor, Patrick Battiston, beaucoup sont restés dans la région. Bien sûr qu’on est inquiet. Certains ne veulent même plus entendre parler des Girondins, ils ne se montrent plus (au stade). L’association des anciens se réunit de temps en temps au Haillan, on est fidèle au poste. On sera toujours là. Mais tout le monde est un peu attristé par la situation dans laquelle on se trouve.
Attristé ou en colère ?
Il y en a pas mal qui sont en colère, oui !
Et vous, sur le plan personnel, comment vivez-vous cette descente aux enfers ?
C’est une douleur. Une souffrance. On n’a même plus envie d’aller dans ce stade. C’est une frustration, mais il reste l’espoir, malgré tout, de trouver quelqu’un qui puisse faire repartir ce club. Ça paraît bloqué actuellement compte tenu de la situation, il faut débloquer tout ça. Ça doit encore être possible, même si j’ai bien compris que tout cela est très complexe. Il y a toujours un propriétaire qui est là, qui continue de tirer les ficelles, qui reste incontournable. Tout ça, ce n’est pas facile…
Indirectement, c’est là où on reparle du Bayern. Que pensez-vous de l’intérêt d’Oliver Kahn pour les Girondins ?
Cela prouve que ce club a gardé son pouvoir d’attraction et qu’il a une réputation internationale qui attire des personnes reconnues pour leurs compétences dans le football. Il y a quand même toujours une valeur morale, un prestige, vu de l’étranger. D’autant que Munich est jumelée à Bordeaux. Il y a toujours eu de bons rapports entre les deux villes, entre les deux clubs. Au début des années 90, quand ça allait mal, on avait organisé un match amical, le Bayern était venu en stage au Haillan. Ils m’avaient demandé si on avait de bons terrains, je leur avais dit qu’il n’y avait aucun problème. Sauf que le jour où ils étaient arrivés, il neigeait sur Bordeaux ! Mais tout s’était bien passé. C’était formidable.
Oliver Kahn, ce n’est pas forcément un bon souvenir pour les Girondins. C’était lui le gardien du Bayern en 1996, lors de la finale de Coupe UEFA…
Il se souvient forcément de cette passion qu’il y avait à Lescure à l’époque, et de tout le reste. Ça montre qu’il y a un intérêt de gens de qualité pour ce club.
« Finalement, heureusement qu’on n’est pas allé au Heysel ! »
Bordeaux a acquis cette réputation internationale grâce à la Coupe d’Europe. Avec comme premier fait d’armes cette double confrontation contre la grande Juve de Platini, en 1985. Vous étiez sur le terrain.
C’est un grand souvenir et une petite déception. Surtout le match aller, on perd 0-3 dans des circonstances difficiles, l’arbitrage notamment (il est victime d’une faute non sifflée sur le 3e but turinois). Ça a tenu à peu de choses, finalement. On gagne 2-0 au retour, il n’a pas manqué grand-chose. Mais quand on a vu ce qui s’est passé au Heysel*, heureusement qu’on n’y était pas ! On s’est dit qu’on est peut-être passé à côté de la catastrophe, et qu’on aurait pu perdre des amis ou de la famille là-bas.
Gernot ROHR / Paolo ROSSI - 24.04.1985 - Bordeaux / Juventus Turin - Photo : Alain De Martignac / Icon Sport
Au match retour, c’est vous, le latéral gauche, qui étiez chargé de Michel Platini.
C’était un des meilleurs joueurs de la planète à l’époque. Avant la rencontre, Aimé Jacquet m’a demandé de le prendre au marquage. Malheureusement, ça a été insuffisant, car on n’a marqué que deux buts, on était très près. Ça a resserré les liens entre nous.
Cette victoire face à la Juve, c’est votre plus beau souvenir de joueur ?
Non, le plus beau, c’est notre premier titre en 1984. On est allé gagner à Rennes 2-0 et on est champion devant Monaco au goal-average. C’est toute cette décennie avec Aimé Jacquet, que j’ai vu arriver et que j’ai vu repartir, le 13 février 1989.
Vous vous souvenez de la date précise !
Oui. Je lui avais écrit une lettre dans laquelle j’exprimais toute mon amitié, mon admiration pour ce monsieur qui a réalisé pendant une décennie un travail extraordinaire. C’est quelqu’un, Aimé Jacquet !
Et votre plus grand souvenir comme coach ? Tout le monde doit vous parler à chaque fois de la victoire contre le Milan AC, non ?
Pour moi, c’est la remontée en première division (le 11 avril 1992). C’était le plus important. Elle reste dans l’Histoire du club. On n’en parle plus beaucoup, mais il fallait le faire, dans une situation un peu similaire à celle d’aujourd’hui : rétrogradation, redressement judiciaire, départs de joueurs… Sauf que nous à l’époque, on a eu des personnes qui sont arrivées pour aider, à commencer par le maire, monsieur Chaban-Delmas, qui a su trouver des gens pour reprendre le club, Alain Afflelou, Jean-Didier Lange, plus une entreprise locale pour mettre un peu d’argent. On est repartis uniquement avec les actifs du club, mais il fallait remonter. Pour ça, il fallait terminer premier de notre groupe. Et on l’a fait.
Certains des joueurs de l’époque ont eu une sacrée carrière par la suite…
Il y avait (Bixente) Lizarazu et (Christophe) Dugarry que j’avais eus en formation. Ils étaient sollicités par Marseille à l’époque et voulaient partir. On a mis toute notre force, notre autorité pour pouvoir, non pas les obliger, mais les convaincre de rester.
« Même si c’est le match du siècle, mon plus beau souvenir, ce n’est pas Milan »
Le point d’orgue, c’est cette victoire face au grand Milan AC en quart de finale de Coupe UEFA…
Ça reste le match du siècle. 19 mars 1996, on gagne (3-0) ce match retour où personne ne mettait un sou sur les Girondins de Bordeaux. Et nous l’avons fait, avec une équipe extraordinaire, quinzième en championnat, que personne n’attendait là ! C’était un exploit fantastique qui restera à jamais. C’est mon plus beau souvenir après la remontée. La remontée, c’était le plus important, le virage qu’il ne fallait pas rater. Mais au niveau des sensations, forcément, le Milan est au-dessus. On m’en parle encore aujourd’hui.
Finalement, malgré ces exploits, vous n’avez dirigé qu’une cinquantaine de matchs sur le banc bordelais. Est-ce un regret de ne pas être resté plus longtemps à la tête des Girondins ?
Oui et non. Être parti m’a ouvert de nouveaux horizons. Ça m’a permis de découvrir autre chose (il a entraîné six clubs en France et à l’étranger, puis cinq sélections africaines). D’autant que les trois fois où j’ai dirigé les Girondins, ça s’est plutôt bien passé. On a réussi à relever le défi, se maintenir, monter, aller loin en Coupe d’Europe… Mais il y avait déjà des intérêts qui me dépassaient. Par deux fois, c’est Rolland Courbis qui m’a succédé. Il a bien aimé prendre la suite de mon travail, notre Rolland (il rit). On s’est bien entendu, mais c’était quand même un peu particulier. Moi, j’essaie toujours de positiver.
On sent une fierté d’avoir une place dans l’Histoire de ce club qui compte tant pour vous…
Ce qui est beau, c’est que dans la région où je vis, j’ai tout. Je pense que les gens m’apprécient, parce que le travail que j’ai effectué aux Girondins a été plutôt positif dans l’ensemble. Il n’a pas été gâché par des résultats ou des déceptions. Ça s’est passé plutôt bien, finalement…
Arnaud Tulipier
* Le 29 mai 1985, avant la finale de la Coupe des clubs champions Juventus-Liverpool, les hooligans anglais ont agressé les supporters italiens, faisant 39 morts et 465 blessés.
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