« Bordeaux, un super club en manque de stratégie » - Daniel Dutuel

22/04 - 07:00 | Il y a 9 ans

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Daniel Dutuel, milieu récupérateur des Girondins entre 1994 et 1996 a marqué l’histoire des Girondins de Bordeaux avec la génération 1996 et porte un regard précis sur les difficultés de son ancien club. Aujourd’hui chargé d’affaires pour la société d’assurances Henner Sports, spécialisée dans les assurances pour les sportifs professionnels, l’ancien joueur bordelais continue de côtoyer les joueurs de près et parle projet, stratégie et envie de se surpasser. Entretien.

WebGirondins : Que vous inspire la situation sportive des Girondins ?

Daniel Dutuel : Ce que je pense, c’est qu’en fin de compte, quand il y a des situations de crise, il faut faire attention et jouer sur ce qui est positif. À Bordeaux, il y a un environnement qui devrait faire que les joueurs se sentent dans de bonnes conditions de travail afin de tirer le maximum du potentiel de l’équipe. Je connais bien l’environnement des footballeurs professionnels et de la vie de club, et il faut que tout le monde tire dans le même sens. Je pense qu’il est essentiel qu’il y ait un discours général qui soit le même de la base du club jusque dans chaque section pour que chacun connaisse sa mission et tire dans le même sens pour exploiter le potentiel maximum. Bordeaux, avec la qualité de l’effectif et de ses installations, devrait être mieux classé, c’est évident.

WebGirondins : Vous qui avez fait partie d’un grand Bordeaux malgré quelques difficultés en championnat, ressentez-vous de la déception de voir ce que font les nouvelles générations de cette équipe ?

Daniel Dutuel : Je n’irais pas jusque là, mais je pense qu’il faut qu’il y ait une réflexion collective. Comment le club a pu en arriver là ? C’est la première question à se poser. En ce moment, il y a une équipe qui m’inspire, c’est l’Atletico Madrid. Il faudrait que l’on sente cela en France, que tout le monde tire dans le même sens. Quand on regarde Diego Simeone, il arrive à transmettre quelque chose à son groupe. Il faut qu’il y ait vraiment des leaders qui poussent tout le monde dans le sens de la performance. Les joueurs ont aujourd’hui des qualités individuelles énormes, les centres de formations fonctionnent bien. Mais qu’est-ce qui fait qu’un joueur va devenir performant ? C’est ça la question à se poser. L’Atletico s’est posé les bonnes questions et avance vers la performance. Je prends l’exemple de l’Europa League et des progrès qui ont été faits par les clubs espagnols en la jouant. En 1996, on a emmagasiné une expérience extraordinaire lors de notre épopée en Coupe de l’UEFA, mais c’est vrai que cela engendre la débauche d’une énergie qu’il faut pourtant maintenir en championnat.
 

"On a trop donné de pouvoir aux joueurs et il faut le reprendre"
 

WebGirondins : Ne manque-t-il pas une culture club qui garantisse un niveau d’exigence aux Girondins ?

Daniel Dutuel : Je ne sais pas si c’est une question de culture, mais je pense que dans le football moderne il faudrait adapter le discours que l’on tient aux footballeurs. On a trop donné de pouvoir aux joueurs et il faut le reprendre. Il faut leur expliquer l’histoire du club, qu’ils sachent bien où ils jouent et ce que le club veut. Si on continue comme ça, les clubs seront de plus en plus à la merci des joueurs. Les clubs sont écrasés car les joueurs ont une valeur marchande impressionnante. Mais pour obtenir une valeur, il faut que les joueurs comprennent qu’il faut qu’ils soient bon et qu’il ne suffit pas de mettre les pieds sur le terrain. Le problème, c’est que les clubs dépendent financièrement de jeunes gamins qui les dominent. Je ne connais pas trop les choses qui se passent en interne aux Girondins, mais je connais bien l’Espagne car je suis souvent à Vigo et je vois le travail d’Eduardo Berizzo qui transmet un état d’esprit à son groupe de joueurs. Il a été sous les ordres de Marcelo Bielsa en Argentine, c’est un bâtisseur. À un moment donné, il faut que des gens arrivent à transmettre cette gagne et cette envie de se surpasser. Ce que j’entends souvent dire de techniciens étrangers, c’est que les joueurs français ne travaillent pas assez. Pourtant, je suis persuadé que les joueurs ont envie de travailler.

WebGirondins : On parle souvent du contexte marseillais, mais le contexte bordelais très tranquille est-il un piège tant pour les gens qui dirigent que pour les joueurs ?

Daniel Dutuel : Tout dépend, il y a toujours deux façons de regarder une situation. On peut penser que c’est aussi un avantage. Si tu veux être performant, tu dois regarder ce qui fonctionne bien. Il y a très peu de clubs qui ont des installations d’un tel niveau et un cadre aussi extraordinaire que celui dont dispose Bordeaux. Il faudrait que les dirigeants se posent la question de savoir pourquoi ça ne fonctionne pas dans de telles conditions de travail. C’est aussi une question de projet. Qu’est-ce qu’on veut faire ? Mettre les joueurs dans des bonnes conditions ? Essayer de les réveiller ? Il y a un équilibre à trouver. On peut essayer de mettre moins de confort. Mais je suis certain que tout ça est une question de stratégie et d’envie. Si les dirigeants estimaient que les joueurs étaient trop confortables, ils agiraient pour aller contre cela. J’écoute parfois Duga (sic), Bordeaux c’est son club, il connaît bien, et il a sûrement raison quand il dit qu’il faudrait se bouger un peu plus. Bordeaux c’est un club extraordinaire à qui il manque une stratégie globale et cette fameuse envie de la gagne.

WebGirondins : Recruter des joueurs à fort caractère ne serait-il pas recommandé pour réveiller ce club ?

Daniel Dutuel : La réflexion que j’ai, avec le recul que j’ai pris depuis l’arrêt de ma carrière, c’est que dans un club, il faudrait idéalement un mélange de joueurs confirmés, de joueurs qui ont très faim et de quelques talents, et à un moment donné, c’est le meilleur qui joue. Il faut retrouver l’envie de se surpasser et de jouer en équipe. Le foot est devenu un sport individuel dans un cadre collectif. Tout le monde regarde ses statistiques et pourtant l’important c’est que l’équipe gagne. Il faut revenir à cela car tant qu’on en sera là, les joueurs privilégieront leurs carrières. Il faut que les joueurs prennent conscience de la chance qu’ils ont de jouer dans un club comme Bordeaux, et s’ils n’ont pas conscience de cela, ce n’est pas grave et on propose à d’autres de venir saisir leur chance. Il faut inverser ce système pour redonner envie aux joueurs d’exercer une profession extraordinaire. Mais à un moment donné il faut reprendre beaucoup de choses en main à Bordeaux et dans le football en général.

« C’est important que des gens représentent l’identité régionale au sein du club »

WebGirondins : À votre époque, comment perceviez-vous le club au sein de l’équipe ? Etiez-vous plus exigeants que les nouvelles générations ?

Daniel Dutuel : Je me rappelle que personnellement j’avais conscience de ce club, de son environnement incroyable. J’étais dans un très grand club avec des conditions de travail rarement vues ailleurs. Au niveau de notre groupe, notre aventure en Coupe de l’UEFA, en partant de l’intertoto, ça a fait grandir quelque chose en nous et ça nous a poussé à améliorer toutes nos performances. Peut-être que la différence qu’on avait avec la génération actuelle, c’est qu’on était encore en contact avec les gens, il n’y avait pas cette fracture là. C’était important, on discutait avec les supporters, on avait cette proximité là. Je pense que ça y faisait beaucoup dans l’ambiance autour de nous. On était quand même conscients qu’on s’acheminait vers une nouvelle époque. C’était le début du football qui vit en autarcie. Ce qui arrive maintenant, c’est le résultat du travail qui a été fait depuis des années. Ce que l’on voit aujourd’hui, ce sont les conséquences de tout ça. Nous on a été au début. Je trouve qu’on arrive aux limites de la gestion des jeunes dans les centres de formation. Si on ne change pas certaines choses on va les couper de plus en plus de la vraie vie.

WebGirondins : Avez-vous souvenir d’un discours marquant d’un dirigeant, entraîneur ou coéquipier, pour vous réveiller lorsque les choses n’allaient pas dans le bon sens pour le club ?

Daniel Dutuel : Je me rappelle que nous venions d’univers différents, mais il y avait des gens qui étaient très attachés au club et qui arrivaient à transmettre cela aux autres. Je pense à des gens comme Christophe Dugarry, Bixente Lizarazu, Bernard Michéléna qui était notre entraîneur adjoint, et au regretté Dominique Dropsy. Ces gens nous permettaient de voir ce qu’était l’histoire des Girondins. Liza, c’était le Basque de l’équipe avec de grandes valeurs humaines, attaché à la région et à son club formateur. Cet esprit nous poussait vers le haut. C’est important qu’il y ait des gens qui représentent l’identité régionale au sein du club. Nous avions aussi des gens comme François Grenet qui était jeune, ne jouait pas tout le temps et qui avait pourtant un super comportement. C’était quelqu’un de motivant, et dès qu’il jouait il se donnait à 300%. C’est ce genre d’exemples qu’il faut pour le club. C’est important.

WebGirondins : On entend constamment parler de manque de moyens, mais est-ce une fatalité ou Bordeaux peut revenir sur le devant de la scène avec une bonne stratégie ?

Daniel Dutuel : Je pense qu’avec de la volonté on peut faire pas mal de choses. Il suffit de regarder Leicester. Certes, il y a plus de moyens en Angleterre, mais par rapport aux autres clubs anglais, ils ne sont pas les mieux lotis. C’est le bon exemple qui montre qu’avec une bonne stratégie il y a des choses à faire. Il faudrait bien identifier les profils qui peuvent arriver au club et cela découle une fois de plus d’un plan, d’une stratégie. Avec les moyens dont dispose Bordeaux, il ne faut pas être pessimiste. C’est un moment compliqué, mais c’est souvent dans ces moments là qu’on a la possibilité de rebondir. Il faut revenir à la base et savoir ce que l’on veut faire pour la suite en reprenant l’ascendant sur les joueurs, en les choisissant bien.

WebGirondins : Quand on aborde Bordeaux, qu’est-ce que cela vous renvoie d’un point de vue affectif ?

Daniel Dutuel : De suite je pense à l’épopée en Coupe d’Europe avec ces matchs énormes contre Milan ou le Bayern. C’était extraordinaire. Je revois l’image avec tous ces gens dans la rue avant le match face à Milan avant de rentrer dans le stade. Ça fait partie des très grands moments de ma carrière. Bordeaux c’est un club qui m’a marqué. C’est un club mythique qui a vu passer de très grands joueurs et j’en ai côtoyé certains. On a vécu des moments exceptionnels ensemble dans ce club, Quand Bordeaux m’a recruté en 1994, je sortais d’une année compliquée à Marseille et je savais que le contexte bordelais correspondrait plus à mon caractère. Je ne m’étais pas trompé. J’étais très content de signer à Bordeaux. J’étais d’ailleurs venu avec William Prunier qui s’occupe de la réserve de Montpellier et qui fait du très bon travail. Je suis certain qu’il entraînera un jour en L1. Lui il est dans le vrai car il est capable de tenir un discours et de transmettre quelque chose. Les joueurs ne lui feront pas à l’envers. Je sais que ses joueurs l’adorent, car ils sont en demande de quelqu’un qui représente une figure de proue qui soit là pour leur dire ce qui va et ne va pas. Le joueur de football a besoin de cela.

WebGirondins : Daniel Dutuel dans un rôle aux Girondins, ce serait possible ?

Daniel Dutuel : Vous savez, durant ma carrière j’ai senti qu’il me manquait des outils pour franchir des paliers. J’ai fait des formations, notamment dans le développement personnel, et j’ai appris que si tu as de bons outils tu peux faire face à plein de situations. Beaucoup de joueurs se mettent en difficulté et ils manquent de solutions pour régler leurs problèmes. Ce qui me plairait ce serait de travailler autour de cela, auprès des jeunes, pour les aider à progresser en tant que joueurs, certes, mais aussi en tant qu’hommes. Si on en vient à considérer le joueur dans cette approche globale, les clubs y gagneront.

Par Florian RODRIGUEZ

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